Interview de Tom Sheehan, architecte
Vous êtes né à San Francisco d’un père architecte. Comment cette vocation familiale s’est-elle imposée à vous et surtout comment la France a-t-elle été votre terre de conquête ?
San Francisco, cette ville vallonnée connue pour ces gratte-ciels et ses géants de la technologie, a tout d’abord été une ville du Far West. Au cours de la ruée vers l’or de 1849, la ville double sa superficie, les navires qui furent abandonnés par les pionniers sont alors utilisés comme fondation pour conquérir du territoire sur la mer. Lors du grand tremblement de terre et de l’incendie de 1906, un tiers de la ville fût littéralement rasé. L’adaptation et l’innovation sont donc des savoirs ancrés dans l’histoire de cette ville.
Mon père, immigrant irlandais de deuxième génération, était un architecte et constructeur autodidacte. Pendant mon enfance, nous vivions dans les maisons qu’il avait conçues et construites pendant qu’il travaillait sur la suivante. Nous nous déplacions de maison en maison, comme des vagabonds, sans jamais déballer nos valises. Alors, je suppose qu’il m’a toujours été naturel de regarder vers l’horizon. En effet, j’ai étudié à Hong Kong, à Cincinnati et travaillé à Boston, puis en 1985 j’ai traversé l’Atlantique. Aujourd’hui, je vis ici en France et depuis plus longtemps que partout ailleurs. Je suis heureux de l’appeler « chez moi ».
Je pense que le terme « conquête » est un peu fort, car après plus de 30 ans à Paris, de nombreux défis restent encore à relever. Ce qui me stimule en France et qui est aussi la principale différence avec les Etats-Unis, est la notion d’engagement. En effet, dans mon pays d’origine, il est demandé à l’architecte de proposer différentes options à son client. Ici, le client demande à plusieurs architectes de produire une seule création, c’est le principe du concours. Cela signifie que l’architecte n’a qu’une seule chance de convaincre et ainsi d’affirmer ses convictions.
Vous avez été depuis longtemps fasciné par l’architecture sportive. On vous a d’ailleurs confié la conception du stade de France. Pourquoi ce type d’ouvrage vous intéresse-t-il depuis de longues années ?
L’architecture sportive est un exercice de création d’identité. Que ce soit pour une nation, une ville ou un club, son identité doit émerger à travers le projet. C’est pour cela que je trouve ce type de projet fascinant. J’ai fait « mes classes » en architecture sportive avec Aymeric Zublena, en tant que chef de projet sur le Stade de France en 1994. Dès les premiers croquis et jusqu’à la construction, j’ai commencé à apprendre mon métier. C’est lorsque le stade a été livré en 1997 que j’ai ouvert mon premier bureau. Depuis lors, nous avons conçu et livré plus d’un million de sièges de stade dans le monde.
Parmi les différents projets réalisés par votre agence, lequel vous a le plus marqué ? Pour quelle raison ?
Je me permets de répondre par une citation de Frank Lloyd Wright, qui vers la fin de sa carrière a répondu à cette même question par « mon prochain projet, naturellement ».
Il existe un instinct naïf dans chaque architecte et même dans chaque créature vivante sur terre appelé l’espoir. En architecture, c’est la foi dans le progrès et l’ambition de nos futures créations qui nous maintient en vie.
Cependant je pense que beaucoup de projets ont marqué la vie de l’agence. J’en citerais trois qui sont très différents, mais qui ont tous permis de créer l’identité de l’agence, et dont le dénominateur commun est une unique conjugaison du lieu et de l’usage.
L’université CELAP, qui est l’école des cadres de Shanghai, construite en 2003 fût notre première grande réalisation à l’export ; une opportunité de créer une institution nationale. Nous avons travaillé à exprimer de manière singulière la culture chinoise et l’identité du site.
La tour D2 m’a permis de réaliser le rêve que je partage avec de nombreux architectes et ingénieurs en construisant une tour, un archétype incontournable de l’architecture. Ce projet m’a marqué par l’ampleur du défi d’innovation qu’il relevait. Nous avons conçu la première structure d’exosquelette en France et créé une des premières destinations roof top sur un IGH en Europe.
Le projet de rénovation du Parc des Princes fût notre première expérience d’accompagnement d’un club de ligue 1. En relevant le défi d’effectuer les travaux en lieu occupé, nous avons réussi à exprimer l’identité du club à travers l’architecture.
Rénovation Parc des Princes – Paris Saint Germain PSG – ATSP Architecte – 2016
La nature semble inspirer de plus en plus l’architecture. La ville biomimétique est-elle l’avenir ?
Il y a une éventuelle comparaison à faire entre les jardins français et anglais. Le premier est une représentation abstraite géométrique très contrôlée du paradis inspirée des jardins moghols ou persans du 14ème siècle tandis que le second est dérivé du romanticisme du 18ème siècle de Jean-Jacques Rousseau. Même si le jardin anglais par sa forme imite mieux la nature sauvage, il est tout aussi factice que le jardin français. J’utilise cette comparaison pour souligner le danger des apparences.
Le biomimétique ou le biomorphisme sont des concepts ou des modes de conception qui devraient être examinés au-delà de leur apparence. L’idée maîtresse réside dans l’harmonie avec la nature. Il ne faut pas se limiter à imiter la nature, mais plutôt chercher à comprendre ses mécanismes, en effet, des processus comme la photosynthèse ou bien la phyto-épuration peuvent nous aider à produire une architecture plus respectueuse de la nature. Le biomimétisme accompagne aujourd’hui les préoccupations liées à l’empreinte carbone et la préservation de la vie sur notre planète. Paradoxalement, les événements récents nous ont offert une expérience mondiale extraordinaire en écologie. Aucune question ne reste sans réponse concernant les dommages que notre mode de vie a sur la planète, il n’est aujourd’hui plus possible d’ignorer ces dégâts : nous devons agir en conséquence.
L’écologie urbaine, les nouvelles normes environnementales, les nouveaux usages conduisent aujourd’hui à imaginer « l’architecture verte », « l’urbanisme écologique ». Est-ce pour vous une évolution récente ou est-elle inscrite historiquement au cœur de la démarche architecturale ?
Selon moi, le levier le plus important pour la transformation écologique est d’agir sur le vernaculaire. Pour que l’écologie se répande largement, il faut qu’elles deviennent vernaculaires, c’est-à-dire une norme à laquelle tout le monde a accès. En France, cela été possible grâce à la législation et la réglementation des matériaux et des méthodes de construction ainsi qu’à travers l’information et la communication. Ce processus écologique commence alors au niveau de la production de matières premières avant de toucher à l’architecture. La France a progressé sur ces deux fronts. La sensibilisation à l’écologie a infiltré nos modes de vie et de travail, mais aussi l’industrie, le transport, l’alimentation, etc.
Il est littéralement impossible de construire aujourd’hui sans utiliser des méthodes environnementales. Bien que notre cabinet ne soit pas l’un des leaders écologiques en France, nous avons joué un rôle déterminant sur les marchés étrangers en construisant le premier immeuble de bureaux certifié HQE en Afrique et en obtenant les premières certifications BREEAM Platinum en Égypte et dans le Moyen-Orient.
L’innovation se décline aujourd’hui en terme numérique, technologique, industriel ou constructifs… Mais elle s’inscrit aussi dans les pratiques sociales, dans « l’hybridation des usages », comme le dit la philosophe Gabrielle Halpern… Est-ce que l’ensemble de ces nouvelles innovations conduisent à repenser le rôle de l’architecte ?
Notre nature profonde ainsi que peut-être notre instinct de survie, sont ancrés dans notre curiosité. Nous changeons et nous nous adaptons constamment à notre environnement social et physique, ainsi les objets, les lieux et les rituels ordinaires deviennent inconsciemment obsolètes. Inconsciemment, car bien que nous soyons des créatures d’adaptation, nous résistons au changement. Le rôle d’un designer ou d’un architecte est d’être sensible à ce changement et de l’intégrer habilement dans notre vie quotidienne. Nous vivons aujourd’hui un exemple extraordinaire d’adaptabilité humaine avec le coronavirus. Dans quelle mesure notre style de vie a-t-il résisté à la crise et dans quelle mesure la crise a-t-elle absorbé nos agendas sociaux et politiques ? Le coronavirus a-t-il été un accélérateur de notre prise de conscience des enjeux d’écologie, d’inégalité sociale ou encore de notre techno-dépendance ? Quel est le risque d’obsolescence des bureaux, des écoles, des stades, des théâtres, des restaurants, des transports en commun, etc. ? Quel sera le rôle de la ville du futur ? Historiquement, les villes ont fourni protection, emploi et divertissement. Au 20e siècle, l’humanité devint majoritairement urbaine et construit des villes munies de nombreuses infrastructures. Qu’en est-il maintenant de l’espace public : les parcs, les places et les rues? Sommes-nous confinés aux seuls lieux privés de nos vies : maisons, appartements, voitures, etc.? Voici quelques questions et défis passionnants pour les années à venir.
Nous n’avons plus besoin d’Elon Musk pour rêver de vivre sur Mars, il s’agit aujourd’hui de réinventer la vie sur Terre.
Pour répondre à votre question de départ, oui, l’innovation et le changement devraient nous amener à repenser nos rôles dans la société. Les architectes ne se contentent pas de concevoir des bâtiments, ils proposent des environnements adaptés à leurs usages. Cette pandémie a amené à s’interroger à un tout nouvel ensemble d’usages ainsi qu’à de nombreux besoins latents ayant fait surface.
Quand nous serons enfin de l’autre côté de la pandémie, nous vivrons encore avec les souvenirs et surtout le risque d’une nouvelle contamination. Par conséquent, il est probable que le « nouveau normal » sera un hybride de choses anciennes et futures. Les masques, la distanciation sociale, le télétravail, les bureaux d’appartements, les livraisons à domicile etc. seront toujours là. Ce qui est également très probable, c’est la réversibilité des usages traditionnels. Les bâtiments et les environnements devront s’adapter et trouver une nouvelle utilité. Les bureaux peuvent devenir des appartements, les parkings peuvent devenir des plates-formes logistiques de distribution, les lieux de rassemblement publics des hôpitaux et les stades et arènes peuvent devenir des stations de collecte et de tri des déchets. Mais, que deviennent les divertissements collectifs et les loisirs comme les concerts, les événements sportifs, les foires, les carnavals ? Ceux-ci font également partie de la promesse de la société moderne et de l’identité urbaine locale, nous risquons alors de perdre un sens vital d’appartenance. Notre toute puissante faculté de curiosité et d’ingéniosité comblera-t-elle ce vide?
Nous vivons tous les mêmes crises, mais chacun de son point de vue, mais dans tous les cas, les meilleures solutions restent collectives. Nos besoins historique et nouveau continueront de croître, mais nous ignorons de quelle façon. Les architectes font partie des acteurs engagés dans la recherche de redéfinition des lieux et des usages.
Pensez-vous qu’aujourd’hui, à l’aune des nouveaux usages, celui qui programme une opération devrait travailler avec toute la chaîne de valeurs (utilisateur, architecte, financeur). Une nouvelle gouvernance de l’ensemble des acteurs n’est-elle pas aujourd’hui nécessaire ?
Oui, il serait judicieux dans le contexte actuel que les opérateurs réorganisent la gouvernance et la gestion des projets et je conviens qu’il est important que tous les acteurs soient autour de la table. Or, j’ai souvent remarqué que les premiers concernés ; les utilisateurs, ont tendance à se faire marginaliser. Il faut de l’humilité et de la perspective pour entendre les priorités des utilisateurs finaux. Le dicton moderne selon lequel «la forme suit la fonction» a gagné du terrain ces derniers mois. La situation de notre monde oblige à faire émerger des solutions simples et pratiques. Cette émulation internationale a forgé de nouvelles stratégies et usages de notre environnement. Honnêtement, je ne crois pas que nous sommes fondamentalement instrumentalisés par nos autorités. Je vois des gouvernements et des communautés qui essaient de faire face aux crises, et de moins en moins des manipulateurs. Je préfère aborder la situation comme une opportunité pour faire naître de nouvelles structures sociétales et d’accélérer la résolution des problèmes environnementaux et sociaux qui sont sur la table depuis des décennies.
La crise sanitaire que nous subissons depuis bientôt un an pénalise et ralenti la réalisation d’un certain nombre de projets. Pourrait-elle être paradoxalement le début d’une ère nouvelle pour l’urbanisme urbain ?
La seule issue à toute crise est l’optimisme et l’innovation. Je vois notre situation à la fois comme un accélérateur des principes et des pratiques écologiques et comme un révélateur de nouveaux usages qui resteront dans nos cultures post pandémique. Je sais que vous aimez le terme hybride et il est parfaitement adapté à la situation. Un hybride possédant le confort familier et rassurant du passé greffé au pragmatisme du moment. Inévitablement, les hybrides sont les vernaculaires de demain. Ils ne sont pas facilement identifiables ou imaginables au début, mais je crois que les architectes sont parmi les chercheurs actifs à la poursuite de ses hybrides.
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