Tribune de Michel Derdevet, Essayiste, Maître de Conférences à l’IEP de Paris, Professeur au Collège d’Europe de Bruges La crise sanitaire générée par le coronavirus dépasse déjà à l’évidence ce seul domaine, et nous oblige d’urgence à élargir notre champ de vision à l’ensemble de l’économie mondiale, et à son moteur essentiel, l’énergie.
En matière pétrolière, le « confinement » de la moitié de la planète, a ipso facto généré un effondrement en quelques semaines de la demande, de 8 à 10 mbj. Celui-ci s’est doublé de stratégies opportunistes d’augmentation de la production de différents acteurs (Russie, Arabie Saoudite, …), le tout générant une dégringolade du prix du baril à 21,65 $, le 30 mars, un plus bas historique ! Le résultat est là : au 1er avril 2020, un excédent pétrolier mondial historique de 10 mbj, soit 10% du marché mondial.
Certes, miracle pascal, une éclaircie apparaît : le G20 énergie s’est en effet engagé samedi dernier à retirer du marché, dès le mois de mai, ces 10 mbj excédentaires. Il n’en reste pas moins que ces semaines passées traduisent à l’évidence l’incapacité des instruments classiques (OPOP+,…) à coordonner de manière rapide les réactions en chaîne des pays producteurs : inquiétant pour l’économie mondiale !
Si l’on transpose cette absence de régulation mondiale au marché gazier, comment ne pas craindre les risques d’instabilités et de conflits majeurs entre et dans bon nombre de pays producteurs, incarnations de répliques en cascade de la crise sanitaire ? Comment les pays qui restent encore aujourd’hui dépendants de leur production fossile pourront-ils surmonter ce « double choc » sanitaire et économique ? Et comment, une fois la crise sanitaire apaisée, réintroduire de la raison et de la vision dans les choix énergétiques mondiaux ?
C’est là aussi l’enjeu du « monde nouveau », qui jaillira à l’évidence une fois la crise sanitaire passée, car l’épidémie de coronavirus aura des conséquences sur tous les compartiments de la transition énergétique, et sur ses grands chantiers (photovoltaïque, éolien, batteries, …). Avec une question sous-jacente majeure : la réduction des émissions de CO2 restera-t-elle la nécessaire priorité des économies mondiales post-coronavirus ? Les besoins de relance à court terme ne balayeront-ils pas les objectifs environnementaux globaux définis dès la COP 21 ? Auquel cas, la pureté des eaux de la lagune de Venise et des ciels urbains chinois resteraient comme les cartes postales idylliques d’une économie mondiale en « mode pause » ?
De notre fenêtre de « confiné », trois pistes jalonneront sans doute la reconstruction économique de demain.
Une réflexion devra d’abord être engagée sur la nécessaire diversification géographique des chaînes de valeur, car on voit aisément à quel point leur concentration dans tel ou tel pays (Pétrole dans les pays OPEP + ; énergies renouvelables (solaire, éolien, …) en Chine, …) est facteur de risque pour l’économie mondiale. Le repli sur soi, et les réflexes nationalistes ne seront pas la clef du redémarrage de demain, même si la demande des opinions ira sans doute dans ce sens ; mais, en même temps, une trop grande spécialisation territoriale de la « mondialisation », telle que pratiquée depuis une vingtaine d’années, est sans doute condamnée.
Au-delà, une autre vision de la Planète devra sans doute être repensée. D’autres indicateurs que le seul PIB, en lien avec la définition même du développement durable, devront être mis en place. Le Monde nouveau devra à l’évidence être reconstruit autour du bien-être des citoyens, du respect de l’harmonie naturelle, de l’assurance des services essentiels et du développement des biens communs. Déjà en 1972, dans son célèbre rapport Meadows, soulignant « Les limites de la croissance », le Club de Rome nous invitait à la réflexion sur ces sujets. Mais le chantier reste devant nous, qui devra obligatoirement combiner dans les prochaines décennies l’écologie, l’économie, le social et la politique.
Dans ce contexte, et plus que jamais, ce que l’on appela depuis le début du XXIème siècle la « finance verte » sera déterminante. Mais avec un périmètre à l’évidence élargi. Plus que jamais, le soutien à une économie soucieuse de la planète, et de ses habitants, sera au cœur des enjeux financiers de demain. Nous redécouvrirons l’importance de secteurs économiques essentiels comme la santé, l’alimentation, l’éducation, l’écologie. Et nous devrons investir massivement dans tous les réseaux porteurs d’échanges, de secours et de solidarité entre les territoires, qu’il s’agisse des grands réseaux de production et de circulation de l’énergie, de l’eau ou des infrastructures de communication et d’information. Ainsi, le gouvernement chinois s’oriente-t-il vers un plan de soutien massif à l’économie, qui se concentrera notamment sur les infrastructures énergétiques ; de nouveaux projets de lignes électriques UHVDC ont ainsi été annoncés.
Qu’on l’appelle plan Marshall ou par un autre vocable, on voit bien que ce chantier, colossal, supposera avant tout une coordination et une articulation générale, au niveau planétaire. Plus que jamais, les instruments politiques que sont le G7 ou le G20 devront être de vrais cénacles de décisions, mettant en sourdine les rivalités et les égoïsmes des uns et des autres, au profit d’une vision porteuse de sens, telle, par exemple, que l’accord de Paris le réalisa en matière climatique il y moins de cinq ans … Un siècle vu d’ici !
Et pour nous, Européens, il faudra plus que jamais passer à la vitesse supérieure ; et au-delà d’une monnaie commune, mettre en place les vrais instruments de pilotage politique de la zone euro, pour unifier notre riposte et puissamment relancer les économies du vieux continent. Avec aussi, en perspective majeure, la nécessité de lutter à court terme contre toutes les formes de précarité qui ne manqueront pas de surgir du chaos actuel. La Présidente de la Commission européenne, Ursula Van der Leyen avait fait, dès juillet dernier, du « Green Deal » l’axe majeur des cinq années à venir. Vision prémonitoire …
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