Entretien avec Nils Aziosmanoff – Président du Cube, centre de création numérique
Vous êtes ce que l’on pourrait appeler un vrai centaure. Pourriez-vous nous parler de votre parcours ?
J’ai eu une première vie de musicien de jazz durant laquelle je me suis produit sur scène et dirigé un conservatoire de musique et de danse, tout en créant les premières formations en informatique musicale à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) et à l’Institut International de l’Image et du Son (3IS). La proximité avec le monde des ingénieurs du son et des techniciens de l’audiovisuel m’a amené à créer ART3000 en 1988, première association en France dédiée aux arts numériques. C’était un collectif interdisciplinaire à la croisée des arts, des sciences et des technologies qui a édité le revue Nov’Art, organisé près de 1000 événements et ouvert un lieu derésidence d’artistes en partenariat avec des grandes marques informatiques. Cette association a ouvert le centre de création numérique Le Cube, en 2001. En parallèle de ces activités, j’ai participé à la création de plusieurs entreprises de technologies innovantes dans le domaine de l’édition de contenus multimédias.
En 2001, vous avez créé le premier centre de création numérique français, – Le Cube. Comment l’idée est-elle née? Pourriez-vous nous raconter comment cela s’est passé ?
L’association ART3000 a été lauréate de l’organisation d’ISEA en 2000, l’un des événements majeurs de la scène internationale des arts numériques, avec 58 pays participants. C’est à la fois un gros colloque rassemblant des artistes, des chercheurs et des innovateurs, et un ensemble d’expositions d’arts numériques répartis dans des lieux partenaires (30 lieux en 2000). Organisé chaque année dans un pays différent, ISEA est une vitrine internationale de l’innovation au sein des différentes disciplines de la création. J’ai invité à cette occasion le maire d’Issy-les-Moulineaux à participer à une table ronde que j’animais sur le thème de la « ville numérique », avec comme autre invité le philosophe Bernard Stiegler. En sortant, le maire m’a dit « si vous avez un projet, venez me voir ». Nous avions développé depuis plusieurs années un concept de lieu, il était fin prêt. Un an plus tard, Le Cube ouvrait ses portes à Issy !
Comme vous le savez, mes travaux de recherche en philosophie portent sur le thème de l’hybride. L’être humain adore ranger la réalité dans des cases; or, nous voyons bien que le monde est de plus en plus hybride… Comment concevez-vous l’hybridation de l’art et du numérique ? Pourquoi, selon vous, les arts numériques ont-ils des difficultés à être considérés comme « légitimes » ?
L’homme crée l’outil qui façonne l’homme, c’est un processus itératif qui a toujours existé, mais il accélère avec les machines intelligentes qui augmentent nos capacités et nous challengent dans tous les domaines. Elles nous forcent à développer ce qu’elles n’ont pas : notre humanité, ce que le philosophe appelle « l’âme de la statue ». Chaque jour on repousse les limites de l’impossible, mais la question c’est : pour quelle finalité ?
Cette rupture ouvre un nouveau paradigme pour l’art, elle invite à créer de nouvelles manières de créer. Cette métamorphose s’opère non sans quelques résistances car elle touche à la culture, aux imaginaires communs, aux réalités intersubjectives. Mais ces obstacles sont constitutifs du parcours de création, ils indiquent la limite à franchir, et c’est précisément là que se joue l’acte créatif. Les arts numériques forment la nouvelle fabrique du récit collectif.
Qu’est-ce que Le Cube propose au public? Quelles nouvelles expériences peut-on y vivre?
Le Cube a soutenu plus de 4000 artistes de la scène internationale, et plus de 400 productions. Les nouvelles générations de créateurs utilisent les outils de leur époque : IA, data, réalité virtuelle, réalité augmentée, Internet, réseaux sociaux, biotechnologies, etc. Les artistes interrogent les mutations du monde au travers de nouvelles formes de représentation et de médiation.
Le Cube forme également les publics à la créativité numérique, au travers de nombreux programmes dédiés à l’empowerment. L’idée est de favoriser l’émergence d’une société plus capacitaire et créative, d’augmenter lapuissance d’agir en permettant à chacun de devenir créateur et pas juste consommateur. C’est toute unedynamique d’inter créativité portée par les cultures digitales, les makers et l’économie contributive.
Enfin, le Cube anime une réflexion prospective et interdisciplinaire sur la société numérique. Nous réalisonsnotamment les « Rendez-vous des Futurs », une émission créée avec Joël de Rosnay : plus de 130 émissions en ligne sur de nombreux sujets de société, avec des invités comme Jeremy Rifkin, Claudie Haigneré, Yves Cochet, Cynthia Fleury, Etienne Klein, Gilles Clément, Claire Nouvian, François Taddéï et plus de 200 autres… L’idée est de favoriser l’intelligence collective en hybridant les points de vue sur notre futur commun.
Quel lien faite vous entre numérique, créativité et entreprise ?
L’ère industrielle est arrivée à ses limites, ce système détruit la planète. Les entreprises qui ne le comprennent pas perdront leurs talents et leurs clients car la valeur financière sera de plus en plus indexée à la valeur sociale, à l’impact positif sur la planète et le bien commun. Le chef d’entreprise de demain aura la charge de rendre plus créatifs et capacitaires ses salariés. Ils fonctionneront comme des groupes de jazz : autonomes, créatifs et à l’écoute les uns des autres pour assurer l’harmonie, l’énergie et la parfaite réalisation de l’ensemble. « Apprendre à bouger quand tout bouge autour » dit Virginia Woolf. C’est ainsi que fonctionne l’intelligence collective. Certaines entreprises expérimentent déjà avec succès ce modèle, comme Renault Digital qui a réparti ses collaborateurs en petites unités autonomes de 9 personnes, avec un seul échelon hiérarchique alors qu’il y en a 17 à l’Education Nationale ! Le défi de transformation est grand, mais regardez comme le microscopique virus de la Covid a bouleversé l’ordre des choses, ce qui paraissait impossible est devenu possible. Alors comme dit Bruno Latour, chacun peut devenir le petit virus qui va transformer le système.
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Mini bio :
Nils Aziosmanoff est Président fondateur du Cube, 1er centre de création numérique en France (depuis 2001 à Issy-les-Moulineaux).
Ex musicien de jazz et directeur de Conservatoire de Musique et de Danse, il a créé les formations en informatique musicale à l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), ainsi qu’à l’Institut International de l’Image et du Son (IIIS).
Lauréat d’HEC Challenge+, il a participé à la création de plusieurs entreprises de technologies innovantes dans le domaine de l’édition multimédia. Il dirige l’organisation d’ISEA 2023, événement majeur de la scène internationale des arts numériques, avec 58 pays participants. Il a créé le séminaire « Nouveaux imaginaires : philosophie des techniques et pratiques numériques innovantes » à Sciences-Po Saint–Germain et à l’Institut Mines Télécom IMTBS. Conférencier et auteur de nombreux articles, il anime Les Rendez-vous du Futur : plus de 130 émissions dédiées aux enjeux de transformation de la société.
Il fait partie des « 100 personnalités constituant la Relève » sélectionnées par Les Echos en 2016. Il a reçu le Prix 2018 du « Forum Changer d’Ère » à la Cité des Sciences et de l’Industrie, placé sous le haut patronage du Président de la République. Il est Chevalier des Arts et des Lettres.
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